Ce n'est pas lui le monstre. Ce n'est pas lui qui a pu faire ça. Glenn n'est pas lui, c'est un autre. C'est eux. Eux les fautifs. Glenn le sait, il en est persuadé, cela ne peut pas être autrement. Il n'a rien d'un monstre. L'erreur n'a rien d'humaine, l'abjecte est bon pour l'animal, pas pour l'être de raison qu'il est. Glenn n'est pas néfaste, Glenn pourrait vous parler des différences de machés entre Singapour et Tokyo, il pourrait débattre pendant des heures sur la qualité d'un Tolstoï en langue originel. Mais il ne pourrait pas faire ça. Glenn n'est pas un animal. Son regard fixe le miroir, l'image de l'homme devant sa faiblesse nue, saoul de doutes. Qui je suis ? Qui est l'autre ? Glenn ne sait même plus, son esprit chavire, bouillie de pensées. Sa parole n'est plus qu'une gerbe infâme, désordonnée. Qu'était ce, un cri ? Glenn n'arrive plus, Glenn n'est rien d'autre qu'un foutu animal. Ses nerfs se tendent, ses sentiments pleurent. L'être de raison chavire, abandonne la conscience pour se noyer dans un maelström paranoïaque. Masque de l'homme brûlé, la bête reprend le dessus. L'homme disparaît face aux instincts sauvages. Non, non. Ne perd pas le contrôle, ne devient pas l'autre. La lueur infime de l'espoir fait encore battre son cœur, le pousse à vivre, à rejeter en bloc l'amas de pensées qui débarquent par saccades. Les souvenirs se mêlent, comme des flash aveuglant sa lucidité. Il hurle, presse ses côtes en basculant sur le côté, visage contre terre. Le miroir reflète sa chute, le miroir est le témoin de ses actes et lui renvoie avec une netteté cruelle. Limpide réalité. La douceur amère d'un présent sans nuage l'a assassiné. La vie détruit la vie. Pourquoi, comment. Les questions fusent, les questions sont cancéreuses, elles gangrènent l'esprit de Glenn, le trouble, le fait flancher vers l'abysse. Et son visage d'ange, le visage de l'homme brut, l'homme ancré dans son siècle bascule avec lui, s'éclate sur un sol sans fond, retourne son coeur, vide ses entrailles et sèche son sang. Sa mâchoire lui fait mal, ses hurlements blessent sa poitrine et le liquide acide de la bile vient souiller sa gorge. Sa voix s'éteint, étouffée par les larmes, ses mains tremble légèrement, comprimant la peau, tentant dans un essai vain d'arracher la couverture de vêtements. Ses yeux se bloquent sur les pupilles qui lui font face, sa propre image. Il se déconnecte, passe en forme de pilote automatique, prêt pour un putain de crash. L'intérieur bouillonne, l'enveloppe se meurt. Le démon dans ses détails.

• • •

Une impression de caresse sur ma joue me fait ouvrir les yeux. Paupières lourdes, yeux brûlants, gorge asséchée. Elle est étendue à côté de moi. Peau plus blanche que jamais dans sa robe immaculée. Ses cheveux sont plus souples, les boucles brillent, m'aveugleraient quelques secondes. Ma bouche se tord en un sourire, je lâche un petit rire vite étouffé par une toux. Je manque d'air, mon corps est tellement engourdi, comme si j'avais passé des semaines sur ce matelas, sans en bouger. Draps autour de mon corps à demi nu, mon linceul. Comme si j'avais rendu l'âme l'espace de quelques heures, et que Sarah me redonnait la vie. Le paradis dans une chambre grise. Je murmure son prénom, les sons ne sortent pas. L'angoisse monte doucement, irrépressible. Comme si les secondes nous étaient comptées. Impossible de me contrôler, une secousse me plie, mon souffle se bloque et une vague de larmes roule le long de mes joues. Sarah ne dit rien, se relève doucement. Debout, elle me surplombe et je n'arrive toujours pas à parler, laissant seulement échapper une plainte en fixant son visage. Plutôt que de tendre la main vers elle, lui demander de revenir s'allonger à côté de moi, je presse le draps, le fait glisser le long de mon corps pour me couvrir jusqu'au cou. Torse qui s'élève, s'abaisse de façon désordonnée, j'essaye de contrôler les pleurs. Reste avec moi finalement soufflé entre quelques hoquets de larmes. Les mots ne viennent pas, ne passent pas le cap de mes lèvres, comme coincés au fond de ma gorge, incapable de lui dire tout ce que je voulais lui hurler. J'ai besoin d'elle, elle est en train de s'en aller, fait quelques pas vers l'arrière, le même sourire serein gravé sur son visage. Quelques secondes, Sarah. Elle n'écoute pas, disparaît aussi soudainement que son apparition fantomatique. Tourné sur le côté, regard fixé sur le matelas, la place vide de sa présence que j'effleure de la main. De nouveau les larmes coulent, silencieuses. Elle revient par intermittence. Quelques secondes les rêves, me la font revenir, lui font quitter son paradis pour retomber à mes côtés. Peur d'un lendemain sans elle. J'ai pu la voir sourire une dernière fois, occultant le courage, continuant à espérer de la voir s'en relever et fatalement s'éteindre. Prison d'argent, l'infirmière engagée par maman ne devrait pas tarder.

• • •

Le constat reste le même, assassin, monstre. Comment, comment le fils d'une famille si respectable avait pu commettre un tel acte. Comment le prodige avait pu réduire à néant la vie, crachant dessus sans s'en rendre compte. La conscience défaille, il ne s'en est même pas rendu compte. Il ne sait même pas de quoi on lui parle, il ne vit plus, il est mort avec elle. L'errance du fou, la limite entre l'intelligence absolue et la démence est infime. Pauvre imbécile retrouvé main dans la main avec le corps sans souffle, au cou bleuté de celle qu'il avait aimé. L'amour a assassiné l'amour, Glenn pleure les souvenirs. Il ne sait plus qui il est. Glenn n'est plus qu'un spectre divaguant, prononçant avec une douceur lasse, une douleur lancinante le prénom de celle qui lui a donné la vie, celle qu'il a peur d'oublier. Traquant le plus petit rappel de l'avant. On peut le voir sourire parfois, marcher comme un putain de fantôme dans les ruelles de Falkenberg, arrêter une personne en lui demandant s'il a connu Sarah, s'il sait où il peut la retrouver. Il ne voit plus son chemin, monstre difforme.